Le héros ambigu

Un héros peut-il être ambigu ?

Le courage, la générosité, l’ingéniosité, l’humanité… Tels sont les traits de caractère qui définissent un héros ordinaire. Or, lorsque l’on observe Travis Bickle de Taxi Driver et le conducteur du film Drive, on ne peut pas dire qu’ils possèdent toutes ces qualités. Alors que sont-ils ? Des antihéros ? Oui, mais ils sont plus que ça, ce sont des personnages contradictoires ou ambigus.

Travis Bickle est un ancien soldat de la guerre du Vietnam, de retour à New York il vit seul et fréquente les cinémas pornographiques. Le reste de son temps, il le passe chaque nuit dans son taxi à côtoyer les mauvais quartiers de New York où règne, pauvreté, délinquance, prostitution ... Dès le début du film on ressent le besoin de Scorsese et de son équipe de nous faire rentrer dans la peau de Travis. Et ce grâce à la succession de plans de caméra objective* puis subjective* utilisés à bord de son taxi de façon à ce que nous puissions voir par ses yeux. De plus, l’utilisation de la voix hors-champ (voix off) de Travis donne la sensation au spectateur d’entendre ses pensées. « Y a toute une faune qui sort la nuit. Putes, chattes en chaleur, enculés, folles, pédés, dealers, camés. Le vice et le fric. Un jour viendra où une bonne pluie lavera les rues de toute cette racaille. »

Le fait que le spectateur ignore le nom du "Driver", donne à ce personnage un côté énigmatique. Néanmoins cela ne l’empêche pas d’avoir un charisme incroyable! Il est toujours avec une veste blanche au scorpion doré sur le dos, un cure- dent entre les lèvres et des gants en cuir brun. Il déambule la nuit à bord d’une Chevrolet Impala pour servir de chauffeur à des braqueurs. Non seulement le conducteur est peu bavard mais en plus il est très froid avec ses clients, nous prouvant qu’il est habitué à ce genre d’activité. Une fois le braquage commit le film débute avec une course-poursuite plutôt originale puisque toute la séquence est filmée à l’intérieur de la voiture! Voici comment le Driver passe ses nuits. Mais le jour, il travaille avec Shannon, un garagiste, quand il n’est pas occupé à faire toutes sortes de cascades à bord de voiture pour des films à Hollywood. Telle est la vie quotidienne du Driver.

Les premières minutes de Taxi Driver  permettent d’exposer la monotonie de la vie de Travis Bickle en tant que chauffeur de taxi. De son côté le héros de Drive n’est pas vraiment dans la même situation puisqu’il  mène une vie trépidante. En effet, un homme  cascadeur et mécano le jour puis pilote au service de braqueurs la nuit ce n’est pas très anodin. De plus, une des différences entre le Driver et Travis est leurs implications dans le banditisme. Le Driver est impliqué dans le braquage, indirectement certes, puisqu’il n’est que le chauffeur, contrairement à Travis qui ne supporte pas la violence et le crime. 

Dans Drive et Taxi Driver nos protagonistes vivent dans la solitude. Travis Bickle vit en marge de la société : « Toute ma vie j'ai été suivi par la solitude, partout. ». Cependant Travis est optimiste et souhaite par-dessus tout que cela change : « Je crois qu’on doit devenir une personne comme les autres ». Pour Travis, être comme les autres signifie qu’il doit se trouver une femme. C’est pourquoi Travis regarde les couples envieux, et se met donc à draguer une femme au cinéma mais sans succès. Jusqu’au jour où il décide de franchir le cap et d’aborder Betsy, une employée du sénateur Palentine candidat à l'élection présidentielle. Pour l’occasion, Travis laissera son apparence négligée en choisissant de s’habiller d’une manière plus élégante. Il obtient un diner en tête à tête où Betsy se laisse séduire et accepte un autre rendez-vous. Malheureusement leur relation sera éphémère.

Tout comme Travis, le Driver vit seul, non seulement parce qu’il mène une double vie mais aussi parce qu’il est réservé et timide. Mais tout change le jour où il rencontre Irène, sa voisine qui vient tout juste d’emménager. Leur relation débute par un simple échange de regards en face d’un ascenseur qui fait directement écho à la scène clé de leur dernier instant ensemble. Et puis le Driver devient proche d’Irene et de son fils Benicio qui vivent avec lui une pause sentimentale qui s’oppose à la course-poursuite du début du film. Lors de leurs balades ils sont toujours cadrés ensemble à s’échanger des regards complices. De plus une lumière apparaît seulement en présence de l’actrice, comme si cette femme était le rayon de soleil qui illumine le côté sombre du Driver. Comme il le dira plus tard « Être auprès de vous a été la meilleure chose qui me soit jamais arrivé ». Leur viré chaleureuse est accompagnée de la musique A Real Hero du groupe College avec son refrain « Real human being … and a real hero… » Un vrai être humain et un vrai héros”. Peut-être que Refn a choisi cette chanson pour montrer au spectateur que le Driver est déjà un héros en devenant au côté d’Irene, une sorte de père de substitution pour Bénicio.

 Nos protagonistes deviennent des bienfaiteurs, des anges gardiens. Puisque dans Taxi Driver, Travis s'est donné pour mission de rétablir l’ordre dans les rues de New York à cause de son dégout pour le vice. Alors que Travis conduit son Taxi, Iris une prostituée de seulement 12 ans attire son attention. Plus tard, il se fait passer pour un client afin de rencontrer Iris. Celle-ci lui propose d’avoir des relations sexuelles, il refuse mais lui propose son aide pour l’aider à sortir de son milieu. Ainsi, Travis pense devenir un justicier puisque cet acte lui vaudra par la suite le titre de "héros" de la part de la presse ainsi que des parents d’Iris qui le remercient : « Vous êtes devenu une sorte de héros. ».

    Dans Drive le conducteur est prêt à tout pour protéger le bonheur d’Irène et de son fils Bénicio. C’est pourquoi le Driver propose ses services à Standard le mari d’Irène pour l’aider à rembourser sa dette de 5000 dollars à un mafieux. Pour cela le Conducteur et Standard organisent le braquage d’un prêteur sur gages. Mais le braquage tourne mal et Standard se fait tuer. Après cela le Driver sera prêt à tout pour protéger Irène et son fils d’homme qui ont pour objectif de les réduire au silence. C’est donc par amour qu’il devient le sauveur de la veuve et de l’orphelin. Il ira même jusqu’à proposer à Irene de lui donner l’argent volé et partir avec elle et son fils, pour vivre une nouvelle vie. En revanche, Travis vient en aide à Iris par compassion mais aussi parce que sa situation le révolte. Nos hommes sont prêts à tuer et à risquer leur vie pour aller au secourent de ces femmes en détresses. Ainsi, Ils donnent un sens à leur vie et nous montrent qu’ils sont capables du meilleur et donc qu’ils agissent comme de véritables héros.

   Malgré leurs bonnes actions, Travis et le Driver possèdent également une seconde nature, plus sombre. Travis est un homme seul déprimé qui vit en marge de la société, il est maladroit avec les femmes et se fait repousser dès qu’il tente une approche. Il est peu fréquentable et imprévisible. Ce qui explique que sa relation avec Betsy soit un échec, puisque dès leur première soirée en tête à tête, Travis emmène Betsy dans un cinéma pornographique. Elle le quittera choquée par son attitude. Cet acte met en évidence le premier signe du déséquilibre mental de Travis. En effet, emmener sa compagne dans ce genre de lieu pour un premier rendez-vous n’est pas la meilleure chose à faire. C’est pourquoi Travis devient rapidement un personnage antipathique, contrairement au Driver auquel le spectateur s'est attaché grâce à son rapprochement avec Irène.

   Le public est vite perturbé par les premiers signes de contradiction du Driver. Étant donné que celui-ci mène de toute évidence une double vie. En effet, la première séquence du film révèle la vie nocturne de cet homme, où il côtoie le monde du crime. Or, le jour, il continue son existence comme si de rien était, en tant que cascadeur et mécano. Mais cette impression de contradiction s’accentue lors de la scène où le Driver rencontre un ancien client (cambrioleur). Leurs retrouvailles se passent mal. Puisque au moment même où l’ancien client lui annonce qu’il a fait de la prison et que son frère c’est fait tuer, le Driver réplique en le menaçant et en l’insultant, le tout en restant impassible. Le spectateur est surpris par la violence verbale de l’acteur qui s’oppose radicalement aux sourires et aux regards timides échangés avec Irène quelques minutes plus tôt. Mais c’est avec stupeur que le public découvre que le Driver est capable d’être violent physiquement avec une femme. Lorsqu’il gifle soudainement blanche et la plaque violemment sur un lit, pour obtenir des informations au sujet de la mort de Standard.

   Puis, dans Taxi Driver c’est au tour de Travis de nous faire douter de ses intentions. Lors de sa rupture avec Betsy, Travis nous apprend, en se confiant à son collègue qu’il sombre dans la dépression : « J’ai plus le moral je suis déprimé ». C’est suite à cela qu’il développe une obsession pour les armes. Il s’apprête à accomplir sa mission, à faire le grand ménage dans les rues de New York. Tout d’abord, il se prépare à tuer physiquement. Il se procure plusieurs armes, commence à s’entrainer aux tires et fait de la musculation. Ensuite il se prépare à tuer psychologiquement lors de son face à face contre un malfrat imaginaire devant un miroir. (que nous reverrons plus tard). Travis entame sa transformation en monstre sanguinaire et manifeste sa violence pour la première fois, lorsqu’il assiste à un braquage dans une supérette. Travis saute sur l’occasion et tire sur le voleur. Était-il à la recherche d’une proie pour assouvir une envie de meurtre ? A-t-il réglé ses comptes avec les délinquants et les noirs ? Ou bien a-t-il agit héroïquement en neutralisant un malfaiteur? Ainsi, le public commence à douter de la bienveillance de ces hommes, qui dévoilent leurs premiers signes de violences ce qui les poussent à se demander s’ils ont véritablement affaire à des héros.

  Mais ce n’était qu’un début, puisque par la suite les spectateurs assisteront à un déchainement de violence de la part de ces hommes. Travis affecté par le rejet de Betsy, va tenter de tuer le sénateur Palentine, lors de son meeting. Mais il échoue, repéré à temps par des gardes du corps. Ce hasard contribue à orienter la mission de Travis dans une autre direction, puisqu’il va diriger sa colère sur Sport, le proxénète qui exploite Iris. Et c’est en pleine nuit, dans la rue que Travis tire une balle dans le ventre de sa nouvelle victime. Et il ne compte pas en rester là car il s’introduit dans l’immeuble où vit Iris et continu le massacre. Mais Travis est blessé à son tour par Sport qui l’a suivi malgré qu’il soit à l’agonie. En retour, il nous prouve à quel point il pouvait haïr cet homme en l’achevant grâce à trois coups de feu alors que sa victime se trouve à terre. Ensuite, Travis abat les deux acolytes de Sport. Mais Iris qui assiste à la scène est terrorisée par sa brutalité. La mission de Travis étant accomplie, il n’a plus de raison de vivre et comme sa lettre d’adieu pour Iris nous laissa le supposer « Quand tu liras ça, je serais mort ». Il tente de mettre fin à ses jours, sans succès car il n’a plus de munitions.

   Tout comme Travis le Driver va devenir un redoutable tueur. Mais, il ne prend pas la décision de tuer contrairement à Travis. Alors que le Driver finissait d’interroger Blanche, deux assassins surgissent pour les liquider. Tout va extrêmement vite. Il échappe à la mort de justesse, ce qui n’est pas le cas de Blanche, qui ce fait littéralement exploser le crâne par un tir de fusille à pompe. Un gros plan sur sa tête et un ralenti lors de l’impact des balles, qui disloque son crâne, souligne l’horreur de la scène. La suite est tout aussi violente. Puisque le Driver se jette sur le tireur, l’empale avec une barre de rideau en une fraction de seconde. Puis il récupère le fusille et descend le second assassin. Son geste n’était pas prémédité puisque c’est par légitime défense qu’il les supprime. Cette séquence, qui peut être pénible pour les âmes les plus sensibles, dévoile de quoi le Driver est capable.

   Après cette attaque, le Driver est investi par la colère, éveillé par la mort de Standard et la tentative de meurtre qu’il a subis. Il compte régler les choses le plus rapidement possibles. Mais ses intentions ne sont pas pacifiques en allant rendre visite à Cook, le commanditaire de l’arnaque et des meurtres . Cette scène, témoigne de la cruauté dont il peut être capable. Car c’est armé d’un marteau qu’il brise les doigts de Cook avant de le forcer à avaler une balle de revolver le tout devant un groupe de strip-teaseuses indifférentes à ce qui se passe sous leurs yeux. Toute cette mise en scène pour lui poser une question : « c’est à qui l’argent que j’ai ? Toujours en possession de son marteau, il tremble et sue comme s’il ne pouvait plus s’empêcher de lui fracasser le crâne. Mais il garde son calme et nous prouve qu’il est capable de se contrôler et qu’il n’est pas encore un monstre sanguinaire qui cède à aux moindres de ses pulsions, comme Travis.

   Il est encore temps pour le Driver de rester l’homme qu’il était au côté d’Irène. Dans la mesure où, il retrouve celle-ci et lui annonce qu’il rêve de partir avec elle et son fils loin des problèmes. Sa volonté de fuir toute cette agitation indique qu’il est prêt à faire marche arrière. Malheureusement les évènements à venir le dépasseront. Voici la fameuse scène de l’ascenseur qui n’est autre que le point culminant du film. Irène et le Driver se retrouvent dans un ascenseur avec un autre homme. Alors le Driver s'aperçoit que cet homme est armé et qu’il n’est autre qu’un assassin. Il écarte Irène dans un coin, un ralenti démarre. Puis la lumière diminue pour laisser place à l’un des plus beaux baisés du cinéma, accompagné d’une bande-son, qui magnifie l’instant. Les personnages comme le spectateur sont en apesanteur. Mais ce passage a quelque chose de tragique puisqu’il s’agit du seul et unique baisé qu’ils auront l’occasion de s’échanger. Lorsqu’ils finissent de s’embrasser, l’éclairage revient à son état initial, la musique s’arrête. Le Driver se retourne et bondit sur l’assassin. Le spectateur assiste à une explosion de violence du fait qu’il le met à terre et le roue de coups de pieds à la tête. Il se déchaine sur sa victime au point de lui écraser le visage. En somme l’amour laisse place à la mort. Le début romantique de la scène renforce le contraste avec la violence inouïe du meurtre. Irène quitte l’ascenseur bouche bée et échange un dernier regard avec lui. À ce moment, le Driver sait qu’il a atteint le point de non-retour. Irene a assisté à sa transformation en monstre, elle a vu son autre visage. La porte de l’ascenseur se referme, c’est la dernière image qu’elle aura de lui. Ce moment est à la fois la plus belle scène du film mais aussi la plus importante puisque à elle seule elle nous prouve que notre personnage est bien ambigu.

   Grâce à l’étude de ces personnages nous avons pu voir que ces deux hommes possèdent différentes facettes. Un bon et un mauvais penchant. Ainsi, on peut déduire qu’ils sont ambivalents. Mais l’on observe également que nos protagonistes sont contradictoires voir schizophrène dans leur façon d’être.

  Travis est celui dont la double personnalité est la plus visible.
  Au début du film, on remarque que Travis n’est pas dérangé par les populations noires « Certain ne veulent même pas charger de négro, pour moi, aucune importance. » De plus, c’est une femme noire que Travis tente de séduire dans le cinéma. Pourtant, plus le film avance et plus on se demande si Travis est raciste. En raison des longs échanges de regards et de l’aire méfiant qu’il prend lorsqu’il croise des noirs dans la rue. Mais c’est surtout à cause du meurtre dans l’épicerie d’un jeune noir qu’il a surpris en train de braquer un magasin qui soulève des questions. Un autre élément vient montrer que les désistions de Travis s’opposent. Alors qu’il rencontre le sénateur Palentine pour la première fois à bord de son Taxi, il a avec ce dernier une conversation au sujet des problèmes présents dans la ville de New York. Travis en profite pour lui donner son point de vue. « Celui qui va devenir le prochain président il faudra qu’il passe la serpillère, vous voyez de quoi je parle? » Alors le Sénateur explique qu’il fera tout son possible pour changer les choses s’il est élu président. Grâce à cette discussion nous avons appris qu’il partage les mêmes idées que Travis. Alors pourquoi tente-t-il d’assassiner le Sénateur lors de son meeting? Pour se venger de Betsy une employée du sénateur avec qui il ne s’est pas remis de sa rupture ? Ou bien est-ce parce que Travis pense que cet homme n’est pas capable de changer les choses? Mais la première chose à laquelle on pense est qu’il est devenu complètement fou.

   Travis opère un changement d’apparence à la fin de son initiation au maniement des armes. Il s’est rasé le crâne et porte des lunettes de soleil pour changer d’identité. Sans doute pour montrer qu’il n’est plus la même personne. On observe aussi que Travis parle de lui à la 3e personne « Voilà un homme pour qui la coupe est pleine » Comme s'il était conscient qu’il était habité par un autre homme.

   L’exemple le plus flagrant qui met en évidence la double personnalité de Travis est visible dans la scène où il s’entraine à dégainer son arme et tuer son double dans le miroir en prononçant la réplique culte « You talkin’ to me ? » Qui donne en français « C’est à moi que tu parles? » Travis incarne deux personnages à la fois. L’un est gentil et l’autre est le méchant. Le bien affronte le mal. Cette bataille est à l’image de la personnalité de Travis, il oscille entre le bien et le mal.